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Discours d'ouverture

Séance d’ouverture de l’année académique 2012-2013

de l’Institut Saint-Denys

 

Samedi 13 octobre 2012

 

 

Introduction de Monseigneur Germain, Recteur de l’Institut

 

Cet Institut a maintenant soixante-sept années d’existence, ce qui est assez considérable. Il a eu des vicissitudes, des jours de gloire, il y en aura d’autres.

Il me souvient que par le passé, il y avait quarante, quarante-cinq étudiants au cours certains soirs. Mais, maintenant, les gens sont moins courageux. Les mœurs ont beaucoup changé, la manière de travailler aussi. Ce qui fait que les uns, les autres ont du mal à venir le soir, surtout quand ils habitent loin. Et, même autrefois… de temps en temps, les étudiants étaient peu nombreux. Quand Monseigneur Jean a donné son cours sur la technique de la prière : il y avait un seul étudiant… moi même ! C’est un peu en accordéon, comme ça !

 

Mais malgré tout l’enseignement est donné et grâce aux systèmes contemporains d’enregistrement et d’édition, on peut disposer de choses qui sont d’une valeur tout à fait exceptionnelle.

 

Pourquoi, au fond, un institut a-t-il un intérêt ? Parce que, par celui que j’ai l’honneur de présider depuis maintenant nombre d’années, on essaie de donner, non un savoir au sens extensible du terme, mais de donner le goût… disons-le carrément, le goût de Dieu, à travers la révélation qui nous est communiquée et qui a été transportée par la prière des anciens, par les travaux de beaucoup et tout particulièrement de ceux que l’on appelle les Pères de l’Église qui nous ont transmis un enseignement tout à fait vital.

 

Je pense que c’est la vie même de cet Institut. Vous connaissez les psaumes du roi David ! Dans l’un des psaumes, le roi David dit : « Le Seigneur regarde du haut des cieux pour voir s’il y a quelqu’un d’intelligent qui cherche Dieu. »

 

L’intelligence contemporaine n’est pas toujours en quête de Dieu. Mais si on gratte la surface, on voit que, derrière, la quête de Dieu est là. Dieu est présent mais Il n’est pas connu ; Il n’est ni connu, ni nommé, ni jugé. Cet Institut vit de ce qu’il y a quelques personnes qui sont dans cette quête de Dieu ; au travers de leur intelligence, intelligence qui a été déposée par Dieu en l’homme.

 

Ensuite cet Institut a, à mon avis, un avantage : les cours oraux du soir sont, en général précédés par l’office divin, par la liturgie. Souvent, après une journée de grand travail, si on vient suivre les cours et s’il n’y a pas quelque chose qui vous dégage de la fatigue du jour, on ne peut pas, on ne peut pas rester. Aussi, lorsque l’on fait des études, il faut associer la prière. Et la prière ? c’est, ce que dit un autre psaume : « Je me réjouirai quand je viendrai à la maison du Seigneur. » Les deux sont intimement soudés. On ne peut pas faire de vraies études et recevoir la révélation sans qu’il y ait la prière.

Troisième élément : un peu d’ascèse personnelle, ascèse qui consiste à écarter tout ce qui est prégnant dans la civilisation et la psychologie contemporaines et d’aller justement dans le lieu où Dieu réside. Où Dieu réside-t-Il dans l’homme ? Dans le cœur, essentiellement. Dieu ne demande pas grand chose à l’homme, Il lui demande son cœur.

Merci de venir.

 


Je vais passer la parole à notre doyen, Hubert Ordronneau, que je remercie d’être présent, en excusant nos professeurs et administrateurs absents qui souvent habitent loin ou ont des responsabilités multiples qui les éloignent de Paris et même de la France.

 

Le mot du doyen, Hubert Ordronneau

 

Monseigneur, chers collègues, chers amis, je suis très heureux de vous rencontrer, heureux de réouvrir l’Institut.

Et avant de dire n’importe quoi d’autre, je voudrais simplement vous lire une prière du patriarche Ignace IV d’Antioche :  L’Esprit-Saint, souffle vital de l’Église.

 

« Sans l’Esprit-Saint Dieu est loin, le Christ reste dans le passé, l’évangile est une lettre morte, l’Église, une simple organisation, l’autorité, une domination, la mission, une propagande, le culte, une évocation et l’agir chrétien, une morale d’esclave. Mais, en Lui, le cosmos est soulevé et gémit dans l’enfantement du Royaume, le Christ ressuscité est là, l’évangile est puissance de vie, l’Église signifie la communion trinitaire, l’autorité est un service libérateur, la mission une Pentecôte, la liturgie est mémorial et anticipation, l’agir humain est déifié. »

 

Eh bien, je peux dire que c’est un petit peu le sens que nous essayons de donner à l’existence d’un institut de théologie, adossé – j’insiste bien là-dessus – adossé à une Église. C’est-à-dire qu’il y a entre les deux une synergie que nous nous employons constamment à faire vibrer, à faire, peut-être même, chanter, en tous cas à faire porter des fruits de façon que les uns et les autres trouvent le vrai chemin vertueux.

 

Nous sommes un peu en retard, évidemment cette année, pour honorer pleinement notre saint patron, saint Denys, puisque sa fête est célébrée le 9 octobre, vous le savez. Les nécessités du calendrier personnel d’un certain nombre d’entre nous en sont la cause, mais surtout nous essayons par commodité de choisir le samedi qui coïncide avec la seconde session des examens oraux des étudiants par correspondance, date qui leur est proposée depuis longtemps de façon qu’ils profitent, quand ils sont en activité, de la grande pause de l’été pour mettre à jour leurs connaissances ou commencer à travailler – cela dépend de l’organisation de chacun.

 

En tous cas, ce que je voudrais dire surtout c’est que, cette année, la rentrée est placée sous le signe de la « Mission ».

 

Pourquoi ce mot de mission ? parce que nous avons restructuré le site internet de notre Institut, comme vous l’a annoncé J.O.I.E. Il est même entièrement repensé, reconceptualisé, comme diraient les spécialistes. Il était temps en effet, - après l’immense travail accompli par le Père Guy Barrandon pendant de nombreuses années, travail qui avait fini par être de l’empilement non pas de son fait, mais parce que personne d’autre ne l’avait épaulé – il était temps de moderniser absolument ce point de rencontre virtuel, si je peux dire, dont nous espérons qu’il ne se bornera pas à la virtualité de la pensée et de l’approfondissement théologique.

 

L’outil internet est un outil, décrié par certains il est vrai, mais qui permet de donner à la mission d’aujourd’hui la possibilité d’atteindre le plus grand nombre de visiteurs, et d’interlocuteurs, promesse de futurs étudiants et, pourquoi pas, de futurs professeurs, autant de personnes qui sont peut-être en mesure d’assurer ainsi la pérennité de ce que l’on appelait autrefois notre « faculté–école ».

 

La consultation d’un site se fait de bien des façons, mais dans tous les cas, c’est l’occasion de prendre contact avec un univers, d’en évaluer les données et les perspectives, d’entrer dans le cœur de ses propositions et de rendre visite en quelque sorte à une pensée, ou à une philosophie. Chacun, de tous les points de l’univers, (d’Argentine, très notamment pour ce qui concerne notre Église – d’ailleurs, on s’est demandé si on n’allait pas carrément se délocaliser en Argentine, parce que le plus grand nombre d’étudiants est là-bas maintenant ! bref, l’année prochaine, peut-être ferons-nous notre rentrée à Buenos Aires !!!) en tous cas, de tous les poins de l’univers tout un chacun peut y accéder, à sa guise, et rencontrer peut-être un centre d’intérêt majeur à développer, une nourriture qui ouvre des horizons neufs. Nulle pression ne s’y exerce en dehors de celle que l’internaute veut se donner ; il explore le site à son rythme, en privilégiant ce qui parle à son intelligence et à sa sensibilité.

 

Et je crois que l’on peut insister sur cette extrême liberté qu’il y a dans la consultation d’internet. On est frappé de voir à quel point bien des gens nous découvrent, maintenant, par internet. Ce sont les nouvelles autoroutes, comme disait Monseigneur.

 

Comment mieux accomplir aujourd’hui la mission que le Christ a confiée à ses apôtres au moment de quitter cette terre, telle qu’elle est formulée par Matthieu en 28, 19- 20 : « Allez ! de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, leur enseignant à garder tout ce que Je vous ai commandé. Et voici que Moi, Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps ».

Sans faire une exégèse de ces quelques mots, qui serait incomplète et trop longue ce soir, nous retenons les mots-clés qui nous encouragent à faire connaître la parole du Christ, ces mots sont :

 

a - « disciple », c’est-à-dire celui qui accueille et met en pratique l’enseignement du Verbe, sa puissance et son amour ;

b - « baptisant au nom de … », c’est-à-dire en faisant entrer chaque homme en union avec les trois Personnes divines ;

c- « garder », et à ce mot nous ne prêtons pas assez d’attention, or c’est le plus exigeant quand le charme de la nouveauté du message reçu s’est évanoui, qu’il a cessé de séduire l’esprit ou le cœur, et qu’il est relayé par l’exigence quotidienne de charité, et de connaissance des écritures qui enracinent la foi.

 

Ces trois mots sont la justification de l’existence d’un lieu de travail comme le nôtre. Et nous sommes un peu rassurés, car si cette tâche est immense et dépasse nos simples capacités humaines, le Christ est avec nous, présent, jusqu’à la fin des temps. C’est donc avec Lui que chaque jour nous pensons, étudions, méditons, et en Lui que nous greffons notre être, jusqu’à l’insertion complète qui conduit à notre propre transfiguration.

 

Être visible en ce monde, et rendre visible aussi la personne du Christ à travers notre comportement et nos choix induit que nous soyons remplis de son enseignement, et je ne puis m’empêcher de me tourner vers saint Jérôme disant dans un de ses commentaires du prophète Isaïe : « J’obéis aux préceptes du Christ qui dit : ‘Scrutez les écritures’  (Jn 5, 39), et aussi : ‘Cherchez et vous trouverez ’ (Mt 7, 7). Je ne veux pas qu’Il me dise comme aux Juifs : ‘Vous êtes dans l’erreur, parce que vous méconnaissez les écritures et la puissance de Dieu (Mt 22, 29). Si, selon l’apôtre Paul, le Christ est puissance de Dieu et sagesse Dieu, et si celui qui méconnaît les écritures méconnaît la puissance de Dieu et sa sagesse, ignorer les écritures, c’est ignorer le Christ’ ». Le chrétien, qu’il soit clerc ou laïc, peut-il prendre ce risque ?

 

Alors, que cette rentrée, une fois encore, soit placée sous le signe du Saint-Esprit. « On le reçoit, dit saint Hilaire dans son Traité sur la Trinité, afin de connaître Dieu. La nature du corps humain, lorsque disparaîtront les objets qui l’intéressent, sera inactive... Les yeux, les oreilles, les narines... seront sans utilité. Il en est de même pour l’esprit humain : si, par la foi, il ne reçoit pas le don du Saint-Esprit, il aura bien un principe naturel de connaissance de Dieu, mais il n’aura pas la lumière de la science ».

 

Une fois de plus nous constatons avec les Pères que la foi est condamnée à s’étioler et à mourir si nous ne la nourrissons pas des Saintes écritures, si nous refusons à notre intelligence les occasions d’être éclairée par l’Esprit-Saint pour les comprendre et en être vivifiée.

Qu’il me soit donc permis de me réjouir de ce que portent vos projets personnels, qu’il me soit permis d’espérer que celles et ceux qui s’inscriront à l’Institut, pour étudier à leur rythme et de la façon qu’ils jugeront la plus heureuse pour eux, rencontreront au cours de leurs soirées ou de leurs lectures « cette lumière sans crépuscule, qui laisse loin derrière elle les plus belles aubes et les plus beaux crépuscules » pour reprendre les mots du poète Arthur Rimbaud.

 

Que cette année vous soit propice.

 

                                               Hubert Ordronneau, Doyen de l’Institut Saint-Denys.

 

 

Rechercher et découvrir ce que signifie « l’humanisme chrétien » (Discours d’ouverture de Monseigneur Germain)

 

Il me revient, comme chaque année, de vous présenter un « discours d’ouverture ». Il m’a semblé qu’il serait bienfaisant de vous situer en quelques mots ce que l’on pourrait appeler « l’humanisme chrétien ».

 

Je me suis appuyé sur deux publications  récentes. L’une vient du Mont-Athos : il s’agit du rapport annuel des « Amis du Mont-Athos », association présidée - par le métropolite anglais, Kallistos Ware. Nous nous connaissons depuis longtemps - nous nous sommes rencontrés un jour au chevet du père Lev Gillet - nous avons le même âge et une fonction semblable. Lui s’est occupé, en quelque sorte, « d’angliciser » les orthodoxes car nombre de Chypriotes étaient arrivés en Angleterre quand les Anglais ont quitté Chypre - et moi je me suis consacré à essayer « d’orthodoxiser » les Français. Il est un homme remarquablement profond. Je retiens l’un de ses articles sur l’unité de la personne humaine selon les Pères grecs dans lequel il affirme : « Quand nous postulons l’homme nous postulons Dieu ; et quand nous nions Dieu, nous nions aussi l’homme.» Il met en rapport l’un et l’autre. Il ajoute : « En ce sens, le déisme est le seul véritable humanisme ». Ce paradoxe est intéressant.

 

Ces derniers temps, d’autre part, on cite souvent le philosophe Luc Ferry. Il a publié récemment un livre : « La révolution de l’amour ». Pour justifier son titre, et en réponse à un certain nombre de questions qui lui avaient été posées, il dit avoir constaté que la philosophie s’est faite humaniste à partir de la Renaissance. Cet humanisme consistait à sauter par dessus la fin du Moyen Âge et la scolastique et à se relier aux pensées des auteurs grecs et latins, à la mythologie ancienne afin de faire échec à l’autoritarisme théologique et à la domination des clercs, ce qui était une grande difficulté de l’époque. On écarta alors la présence divine qui était devenue importune et on se réfugia dans une contemplation de humaniste communiquée à travers la philosophie et la mythologie des Grecs de l’Antiquité. Luc Ferry dit que ceci a donné naissance à partir de la Renaissance et jusqu’au début du XXe  siècle à « l’humanisme » – humanisme reposant sur le droit et la raison, et qui a donné son fruit : à savoir d’énormes persécutions, des guerres au nom d’idéologies promues à travers la philosophie. Je le cite : « Maintenant, je crois qu’il faut passer à un deuxième humanisme […] celui de l’amour ». Mais, dit-il, « Je suis un incroyant », « alors cet amour est celui que nous allons transmettre à nos enfants ». Ceci est très intéressant car Luc Ferry introduit en fin de compte que l’humanisme ne peut se passer de ce que Dieu a mis d’essentiel dans la création. Et ce que Dieu a introduit d’essentiel dans la création - hormis sa présence - est l’amour. A l’heure actuelle, il y a une sorte de descente aux enfers de la philosophie qui ne sait plus où donner de la tête. Ferry, philosophe de métier et en même temps de conviction, aboutit au fait qu’il faut faire l’investigation de ce qu’est l’amour pour arriver à trouver un nouvel humanisme qui ne soit pas un viol de l’homme et ne l’entraîne pas dans des catastrophes de civilisation et de culture.

 

Voici les bases que je vous propose pour nous entraîner à rechercher s’il existe ou non un « humanisme chrétien », car tels sont le questionnement de l’Église et les questionnements des gens de notre siècle. J’ajouterai que les sociétés contemporaines dans notre Occident sont troublées - et quand je dis Occident, on peut y rattacher les deux Amériques, l’Australie, l’Europe. Ces troubles s’expérimentent dans des éléments que je citerai pêle-mêle et qui sont le signe des grandes questions contemporaines. On y trouve :

  • l’œcuménisme des peuples et des religions ; dans un langage plus technique et actuel, disons, la mondialisation - cet œcuménisme englobe des éléments plus essentiels que la mondialisation ;
  • on y trouve aussi l’efficacité de la science, efficacité considérable qui est à la fois quête et doute sur ses propres aptitudes : on a installé, en effet, un certain bien-être, mais le bonheur échappe ;
  • de plus, une violence politique et sociale qui se développe puissamment ;
  • et encore, la disparition progressive de la liberté, liberté publique, liberté de conscience – à son époque, Lénine disait : « La liberté ! pour quoi faire ? » Posons-nous la même question : la réponse n’est pas immédiate ! Lénine disait également : « Chez nous, en Russie, on a besoin de l’autre – et l’autre, on l’appelle Dieu » !

à l’heure actuelle, on rencontre une obsession de critique et d’expérience : le bienfait d’ailleurs de la Renaissance est de nous avoir apporté ces deux notions qui manquaient à la philosophie scolastique. On rencontre également, comme le disait Maxime Kovalevsky, « un art qui descend aux enfers ». Sous cet angle l’art est soumis à la vénalité : les œuvres d’art se vendent, s’achètent… et l’art tend à disparaître. Ce n’est peut-être pas une mauvaise chose car on peut alors prévoir de transformer l’homme en chef d’œuvre artistique et de  devenir artiste de soi-même. Il existe, aussi, une crainte spirituelle, une poussée intérieure liée à une pensée apocalyptique. On attend la fin du monde pour la fin de décembre ! Ceci pour l’anecdote ; un peu secondaire. Un autre élément enfin pose question – car quand on dit humanisme, on parle aussi de la conception de l’être – à savoir l’apparition de la femme dans presque toutes les fonctions.

 

à travers ces phénomènes, présentés « pêle-mêle », faut-il voir un jugement de l’histoire ou une crise ? Faut-il être pessimiste ou optimiste ? Faut-il nous y reconnaître ? La vraie question est : n’y a-t-il pas pour tous ces domaines, dans la pensée chrétienne évangélique et patristique, un discernement et un renouvellement qui permettent de se diriger vers l’accomplissement du destin humain ?

 

L’humanisme chrétien

 

Tenant ainsi une introduction à la question de l’humanisme chrétien, je voudrais examiner l’un de ces registres et le faire en tant que nous sommes disciples de Notre Seigneur Jésus-Christ, pensant que cela vous intéressera.

 

La question est celle de l’universalisme que l’on appelle, à notre époque, l’œcuménisme. Quand je dis « œcuménisme », n’y voyez pas l’œcuménisme religieux mais l’œcuménisme lié à l’universel. Les peuples se rencontrent, les religions se rencontrent. On se parle, on se détourne, on se retrouve et ainsi de suite. Cet œcuménisme est un problème humanitaire non banal et qui est posé à la face de l’univers entier. Il est contemporain : nous connaissons l’ONU, l’UNESCO, les pactes, qu’ils soient de droite ou de gauche. Mais en même temps, ce problème est plus ancien que l’Égypte des Pharaons.

 

Comment avons-nous cheminé et quêté cet humanisme en notre temps ? Nous avons emprunté deux chemins tout à fait remarquables. Le premier est la notion romaine (au sens de l’Empire romain) de tout l’univers peuplé. Les Romains l’appelaient l’œcuméné. Le patriarche grec de Constantinople s’appelle patriarche œcuménique en mémoire de l’Empire byzantin qui était l’Empire universel. On s’est basé sur cet œcuméné et sur la pax romana. Que trouve-t-on dans cet œcuméné impérial romain qui nous est familier et que l’Église de Rome proroge, d’ailleurs, ayant adopté certaines normes de cet Empire. Nous y trouvons trois éléments dominants : la religion, la science et la doctrine sociale. Telle est la règle absolue : on accepte la religion, la science, surtout juridique (dans l’Empire romain, on cultive une science juridique immense) et la doctrine sociale. Cette  mentalité, la première, nous a fait cheminer vers l’humanisme contemporain.

 

La deuxième notion est celle de l’œcuménisme moderne des protestants. Il est l’initiateur des « communautés et des hommes libres », de l’UNESCO, des ligues de religion, des ligues de nations, des congrès, etc. Ici la règle est celle du dialogue dans l’inégalité des pensées mais dans l’égalité des membres. On se rassemble tous autour d’une table et on parle. Les raisons sont disparates mais une sorte de dialogue se met en route.

 

Nous avons hérité de ces deux notions. On reconnaît d’ailleurs  la première mentalité dans les tyrannies socio-démocrates récentes – l’ancienne cité soviétique par exemple, - et dans l’Église de Rome, pour qui s’appliquent « religion, science et société » et qui demande l’accord sur ces trois registres pour faire partie du milieu. Et on retrouve la deuxième mentalité dans les relations internationales et inter-religieuses. Au fond, à bien regarder ces mentalités, on y dépiste le mouvement interne à toute organisation humaine : centralisation et anarchie.

La création est à l’image de Dieu : dans « à l’image de Dieu », on trouve l’unité de la nature et la distinction des personnes.

 

L’humanisme intégral

 

La pensée orthodoxe moderne – et je m’appuie en particulier sur l’évêque Jean (cf. son cours sur l’antinomie) – discerne et propose un troisième œcuménisme ou humanisme que l’on peut appeler « humanisme intégral ».

 

Cheminons vers lui et posons les choses de la manière suivante. Quelle est la base chrétienne de l’humanisme en général ? Elle consiste à poser dans la conscience unique de chaque homme deux valeurs simultanées : la valeur divine et la valeur humaine, de saisir simultanément les deux sans passion, de les admettre sans parti pris et de dépasser le conflit entre l’humain et le divin en valorisant les deux témoignages. Ce sont deux chapitres où l’on voit le divin «  comme absolu » et l’humain « en soi ». Posons une question et suivons Bernardin de Saint Pierre ! : « Pourquoi le melon a-t-il des côtes ? » « Pour être mangé en famille ! » On poserait par là que les éléments de l’univers seraient créés au bénéfice de… Mais pas du tout : chaque chose, chaque élément de l’univers a été créé pour être lui-même. L’homme a été créé pour être un homme, le cheval, un cheval. Si, donc, nous sommes chrétiens, il faut allier dans la conscience les valeurs divines et humaines ensemble, spontanément, simultanément, sans passion ni conflit, où Dieu est vu comme absolu et où l’humain est vu en soi.

 

Dans la conscience de Jésus-Christ, homme par excellence et Dieu, le Verbe fait chair, le divin absolu, est protecteur de l’humain en soi. Si vous sondez l’évangile, vous voyez que la tradition distingue le divin et l’humain l’un de l’autre sans être absent l’un à l’autre. Souvenez-vous de la résurrection de Lazare. Le Christ vient, son ami Lazare est mort, Il pleure son ami. Quelques instants après, Il le ressuscite. S’Il le ressuscite, pourquoi le pleurer ? Il le pleure comme homme et le ressuscite comme Dieu. L’humain ne se définit pas par rapport au divin : l’humain est en soi, tout court. Et cependant, le divin est seul capable de le garder, de le vivifier. D’où, tout humanisme d’origine non divine, par exemple d’origine religieuse, raciale ou culturelle, est loin de cet humanisme intégral permis par la juxtaposition de ces deux valeurs, divine et humaine.

Prenons des exemples pour que ce soit un peu plus clair.

 

Au temps du Christ, la Grèce classique est humaniste - au sens défini par la Renaissance qui s’est emparée de la pensée des Grecs ; Rome, elle, est légiste et morale et les Hébreux témoignent du prophétisme social, c’est-à-dire du chemin de la justice. Ce sont trois directions, trois cultures humaines, mais elles présentent un mélange de divin et d’humain. Que sont ces mélanges ?

 

Les Grecs pratiquent les rites orphiques et dionysiaques. Rome se veut religieuse : on confond Dieu et César. Les Hébreux sont mus par la puissance du souffle, l’esprit, et par le verbe, la parole, le logos. On comprend ici la tension humaniste, mais elle présente des mélanges. Ces trois chemins antiques mêlent le divin et l’humain, mais ils profilent tous ce que l’évêque Jean appelait « l’antinomie ». Le Christ a apporté et démontré particulièrement cette antinomie lors de la crucifixion, ce moment où l’humain et le divin sont conjoints, unis, non séparés et non confondus.

 

Depuis le Christ nous connaissons vingt siècles de difficultés sur ce chemin. Je vais vous en citer quelques-unes : sachant que certaines sont derrière nous et d’autres sont devant nous sur le chemin de l’humanisme intégral, celui de la jonction du divin et de l’humain, l’un étant absolu et l’autre en soi.

Dans l’Église, tout d’abord, on rencontre à l’origine des difficultés au sujet du mariage.  Quelle difficulté ? Celle qui vient avec l’arianisme du IVe siècle, arianisme rationnel, pensée issue de la philosophie antique grecque. Arius, prêtre d’Alexandrie, homme très intelligent et très cultivé, s’oppose à la divinité du Christ, c’est-à-dire à la jonction du divin et de l’humain. Le Christ est une créature supérieure mais Il n’est pas Dieu ! Cela engendre une mentalité d’eunuques physiques et spirituels, au point que certains chrétiens, à l’époque, se faisaient castrer. On parle actuellement de mariage des homosexuels. Ceci montre que l’on est dans une mentalité semblable, pour les mêmes raisons, mais en passant par un autre chemin. Une sorte « d’arianisme psychologique » court à notre époque.

 

Un autre exemple de difficulté à promouvoir cet humanisme vient d’un génie, d’un saint, Augustin d’Hippone ! Il introduit - immense sujet - la problématique de la grâce et des mérites, pensée qui entraînera dans son sillage l’idée que la philosophie est la servante de la théologie ; certes saint Augustin n’a pas formulé ce dernier point mais ses disciples, oui. Les grands hommes ont des doutes, mais malheureusement leurs disciples n’ont que des certitudes ! S’ils avaient pratiqué l’humanisme intégral, ils auraient posé ici la philosophie en elle-même, et là la théologie en elle-même - pour voir ensuite comment l’une peut entrer en rapport avec l’autre, dans une relation libre.

 

Les disciples de saint Augustin, l’Église de Rome et le protestantisme ont déplacé l’expérimentation vers une contemplation, ce qui a introduit le primat de la grâce sur la liberté et le primat de la théologie sur la philosophie. Dit autrement, ils ont installé le primat de l’ordre sur le changement et de l’autorité sur la liberté, ce qui a faussé dans la conscience de l’homme et du monde la véritable conception de la conscience (ou noüs en grec) du Christ où le divin et l’humain se rendent librement témoignage. Nous sommes encore tributaires de cette catastrophe ; et j’insiste encore sur l’exemple du Christ qui pleure son ami Lazare et qui le ressuscite tout de suite après.

 

Faisons abstraction de ces obstacles et de ces limites et contemplons ce que l’on pourrait appeler non pas l’humanisme mais l’humain selon la pensée patristique. Cette humanité est composée de trois éléments.

  • Premièrement, elle est une : la nature est « une ». Le Verbe s’est fait chair ; la chair n’indique pas uniquement le monde physique, mais aussi le monde psychique et le monde spirituel, la nature une. Une seule chair, une seule nature.
  • Ensuite, chaque individu est « unique ». On dit du Christ qu’Il a habité parmi nous : Il était un parmi les autres, et Il était unique.
  • Et enfin, les individus construisent leur unité. Ils forgent leur communauté, une unité coopérante, un corps vivant qui se construit.

Ces trois éléments, l’un, l’unique et l’unité, posent le problème de la personne unique et de la collectivité, une antinomie extrêmement forte dans toute l’histoire des hommes.

 

Lorsque Luc Ferry dit : « La découverte de la nécessité que l’on a d’aimer va changer complètement notre relation à la collectivité », il a raison. Il a probablement deviné, par la philosophie, par son intelligence, par son incroyance même qui le rend incapable de Dieu, que, lorsqu’on parle d’aimer, on parle de la personne. C’est la personne qui aime. Ce n’est pas l’amour qui aime car cela ne veut rien dire ! L’évangéliste Jean dit : « Dieu est amour ». Le Père aime, le Fils aime, l’Esprit aime. Ce n’est pas l’amour qui aime mais la personne. L’évêque Jean disait : « le Père est la source de l’amour, le Fils, la démonstration de l’amour et l’Esprit-Saint, celui qui le communique ; mais devant la personne, attention, même l’amour est pesant ». Il avait raison. La personne, l’unique, doit nous intéresser. Ici, le problème personne et collectivité indique ceci : chaque personne n’est pas seulement autonome mais elle est unique. L’apôtre Paul dit : l’un est l’œil, l’autre la bouche… De même la collectivité n’est pas composée de parcelles anonymes et égales, mais l’un est l’œil, la bouche, etc.

 

Partant de là, on rencontre dans l’humanité des groupements tels que les nations, les races distinctes, copénétrantes… avec leur religion, leur science, leur art, leur philosophie, leur politique, le commerce… les petites, les grandes histoires… Qu’y a-t-il lieu alors de poser dans cet univers ? Eh bien, sans confusion, sans isolement, on pose les communautés, les nations avec leur valeur propre et leur langage. Il faut poser chacun avec son « en soi », sa personnalité et, en même temps, en communauté (en communion) avec les autres.

 

Qu’est-ce que l’humanisme ou l’œcuménisme, intégral ? Nous arrivons à la réponse : celui qui pose l’humain à côté du divin, sans isolement, sans confusion.

On peut le regarder dans le sens horizontal et dans le sens vertical. Cet humanisme vient par conquête. On disait au Moyen Âge que l’amour conquis est bien supérieur à l’amour donné, et cela est vérité. L’humanisme, que l’on conquiert, ne peut être progressivement acquis dans le domaine horizontal que lorsqu’on renonce, dans la vie concrète à la domination de la collectivité sur l’individu, à celle d’une nation sur une autre nation, à celle d’un domaine de la science sur un autre domaine de la science, d’un domaine politique sur un autre domaine politique, ou, bien sûr, à la domination de la religion sur la science ou toute autre domination… La prédominance d’un élément sur l’autre fait ressembler à un homme aveugle ou sourd ou amputé d’un membre ; il manque quelque chose. Toutes ces prédominances sont profondément préjudiciables.

 

Au sens vertical, l’humanisme peut être progressivement conquis quand on renonce à la domination du divin sur l’humain ou de l’humain sur le divin. Il faut comprendre que le christianisme propose un sujet, le grand sujet au cœur de l’Église. Il le propose d’abord à l’Église et ensuite à toute l’humanité. Quel sujet ? la liturgie ! La liturgie est l’œuvre en commun de personnes libres, non seulement de personnes humaines, mais aussi des personnes divines, celles du monde visible et invisible – toutes personnes libres et non disparates. Il revient à l’humanité d’accomplir cette liturgie divino-humaine, sans domination de membres, où l’on trouve le caractère unique de chacun. Telle est la liturgie.

 

Vous pourrez dire : comment procéder ? Certes en soi, la liturgie est très belle à entendre ! Il y faut cependant un autre élément qui n’est pas l’égalité de personnes libres. Car si la liturgie met une égalité paradoxale entre Dieu et l’homme, afin que ni l’un ni l’autre ne soit diminué ou augmenté, il lui faut aussi incorporer une loi de lutte et d’inégalité pour se mettre en route. Et cet élément de lutte et d’inégalité est « l’Incarnation du Verbe ». Il y a le haut et le bas. Quelle pourrait être, en effet, la proportion entre Dieu et l’homme ? Aucune. Alors le disproportionné entre dans la proportion humaine. On parle de tsunami… nous sommes ici en présence de beaucoup plus. Rendons-nous compte : l’irruption du Créateur dans toutes les couches de la création. Quand un Dieu entre dans l’histoire, Il fait éclater tous les cycles et remet en cause toutes les sociétés.

 

La liturgie peut commencer.

 

Évêque Germain, évêque de Saint-Denis et de l’Église orthodoxe de France, Recteur de l’Institut.